Perception des risques de publics expert et non-expert

Auteurs

UR 7475 CRFDP :

  • Frédérique Anne RAY, Chercheure Postdoctorale, Université de Rouen Normandie
  • Olivier CODOU, Maître de Conférences, Université de Rouen

Etude 1 : Perception des risques climatiques chez un public expert et non-expert riverain de la Métropole Rouen Normandie (MRN) : approche qualitative

Introduction

Pour être efficaces, les actions des collectivités ou des acteurs étatiques doivent intégrer les différences régionales (Babutsidze et al., 2018). Afin de faire émerger des premiers éléments spécifiques à la perception des risques climatiques chez les riverains de la MRN, nous avons choisi de recourir en premier lieu à une approche qualitative. La valeur de ces analyses réside dans ce qu’elles permettent de ne pas contraindre les réponses et d’accéder, de manière ascendante, aux éléments de discours reflétant les cognitions et les émotions que les personnes expriment (Wang et al., 2018). L’intégration de recherches qualitatives est à ce titre fréquemment encouragée pour identifier les spécificités d’une audience cible (e.g., Babutsidze et al., 2018).

Nous l’avons dit, il peut exister un écart entre les menaces « réelles » et l’expérience subjective de ces menaces (e.g., van der Linden, 2015). Notre volonté ici est de « capter », de décrire cette expérience subjective des risques climatiques. Puisque l’on peut distinguer l’évaluation du risque, fruit d’une connaissance objectivée par des experts, et l’appréhension des risques par des habitants non experts, résultant d’une connaissance sociale (Bonaiuto et al., 2016 ; Chadenas et al., 2022), nous avons choisi d’étudier la perception des risques climatiques chez deux populations :

  • Les experts des risques sur la MRN ;
  • La population générale (i.e., non experte).

Il s’agira ainsi de mettre en exergue les points communs et les singularités qui émergent du discours des participants (experts vs. non-experts) à propos des risques climatiques.


Précisons que, par-delà l’intérêt de la comparaison entre des experts qui maîtrisent des connaissances permettant l’évaluation du risque et l’appréhension des risques par des habitants non-experts, le groupe des experts est important à étudier dans la mesure où ces derniers sont des messagers importants de la communication concernant les risques climatiques (Wang et al., 2018). En outre, il s’agissait d’avoir une vigilance particulière sur la manière dont les risques sont abordés chez ces participants. En effet, dans la perceptive d’une nécessaire prise en compte accrue des phénomènes d’interaction entre les risques (i.e., approche multirisque), il semblait pertinent d’avoir des éléments quant à la possible dominance d’une approche en silo.

Données et méthodes

Pour rappel, cette étude vise à décrire, qualifier et comparer la perception des risques climatiques chez une population de riverains experts de ces derniers et chez des riverains non-experts. Des entretiens semi-directifs ont été conduits en présentiel, soit à l’Université de Rouen, soit sur le lieu de travail des participants, soit sur des plateformes de visioconférence. Chaque participant a été contacté individuellement et devait compléter, en amont de l’entretien, un formulaire de consentement qui détaille les modalités de l’étude, nos obligations en tant que chercheurs et les droits du participant. Tous les participants à l’étude sont résidents ou travaillent sur le territoire de la MRN.

Les entretiens, d’une durée moyenne d’une heure, ont été enregistrés puis retranscris afin d’être analysés. L’ensemble des données a été traité de manière confidentielle et les extraits intégrés à la présentation des résultats ci-après ont tous été anonymisés. 15 participants experts ont pris part à cette étude (N = 15 ; M_âge = 44.8 ; ET_âge = 11.7 ; 40% de femmes). Tous exercent ou ont exercés une profession directement relative à l’évaluation et/ou la gestion des risques naturels et climatiques sur le territoire de la MRN dans des structures publiques ou associatives. Les entretiens auprès des participants experts ont duré en moyenne une heure (M_durée = 61.2 min ; ET_durée = 8 min). 11 participants non-experts ont pris par à l’étude (N = 11 ; M_âge = 35.4 ; ET_âge = 14.8 ; 45% de femmes). Les entretiens ont dans l’ensemble été un peu plus courts (i.e., en moyenne 10 minutes de moins) que ceux conduits auprès des experts ((M_durée = 50 min ; ET_durée = 12.8 min).

Grille d’entretien

Une grille d’entretien semi-directive a été élaborée. Elle comprend quatre grands thèmes. Le premier vise à permettre aux participants de s’exprimer spontanément sur les risques existants, selon eux, sur le territoire de Rouen (e.g., “si l’on aborde la question des risques climatiques sur le territoire de Rouen, qu’est-ce que cela vous évoque ?“). Il aborde globalement l’évaluation de la menace pour le territoire et la possible interaction entre les différents risques évoqués. Le deuxième thème est relatif à la maîtrise des risques. Dans l’ensemble, il interroge la perception des participants sur ce qui est fait ou pourrait être fait pour réduire ces risques, à la fois en termes d’émergence (i.e., atténuation ; prévention primaire) et en termes de vulnérabilité (i.e., adaptation ; prévention tertiaire). Il comprend également des questions relatives à l’acceptabilité (e.g., “est-ce que vous identifiez des freins dans la mise en place de certaines mesures / actions ?“). Le troisième thème a trait à la représentation de la perception des risques climatiques des habitants de la MRN (e.g., “comment pensez-vous que les habitants de la Métropole se représentent ces risques climatiques ?“). Enfin, le quatrième thème a pour objectif de faire émerger des éléments liés à l’impact, dans le quotidien des participants, de la connaissance des risques auquel est soumis le territoire sur lequel ils travaillent et résident (e.g., “pouvez-vous me décrire les impacts, dans votre vie quotidienne, de la connaissance des risques liés au territoire de Rouen ?“).

Résultats, analyse et interprétation

Pour une analyse plus en détail, se référer à Ray et Codou (2023).

Nous pouvons faire ressortir de cette étude qualitative les éléments suivants :

  • Le discours des non-experts est marqué par une conception plutôt abstraite et une vision “généraliste” des risques climatiques. En cohérence, les risques ne s’ancrent pas dans une représentation du territoire et sont aux contraires “déterritorialisés“. Seule la question des inondations, et plus globalement de l’eau, semble plus facilement associée au territoire ;
  • Cette représentation “généraliste” des non-experts s’exprime également en termes de distance psychologique. Le discours non-expert est régulièrement marqué par un rapport distancé aux risques climatiques (aux plans temporel, spatial et/ou social). Les risques sont parfois minimisés ou exprimés sur un mode hypothétique. Autrement dit, dans l’ensemble, les non-experts se représentent les risques climatiques comme plus éloignés dans le temps, plus lointains géographiquement et plus incertains. Au contraire, le discours expert est marqué par des éléments expérientiels, exprimés au présent (e.g., “je vois bien“).
  • Le discours expert fait apparaître nombre d’éléments soulignant l’interdépendance entre les risques (e.g., les risques climatiques pouvant augmenter les risques industriels) mais rend compte de pratiques encore très silotées ;
  • Le discours expert est très centré autour de la nécessité de communiquer, sensibiliser, former. En contraste, le discours des non-experts révèle des représentations d’impuissance (i.e., manque de possibilités d’action) et la difficulté de concevoir l’utilité de l’action individuelle (i.e., manque d’efficacité perçue) ;
  • Les émotions (i.e., découragement, inquiétude, espoir) associées aux questions climatiques sont un peu plus saillantes dans le discours expert.

Etude 2 : Perception des risques climatiques chez les riverains de la Métropole Rouen Normandie : approche quantitative

Introduction

Pour rappel, cette étude vise à compléter, étayer, renforcer les éléments issus des entretiens menés préalablement en faisant une sorte d’état des lieux de la perception des risques climatiques par les riverains de la MRN et de certains de ses antécédents. Elle a ainsi pour objectif d’alimenter des éléments de recommandation.


Cette étude quantitative a été conduite en ligne via le logiciel Qualtrics. Après avoir informé les participants de leurs droits, du but de l’étude et de sa durée, le consentement éclairé des participants était recueilli. De plus, l’étude a fait l’objet d’une validation par le comité d’éthique de l’Université de Rouen sous le numéro 2023-06-A.

L’étude se composait de 3 parties, d’abord il était demandé aux participants de compléter les différentes mesures présentées ci-après. Ensuite, nous leur transmettions un certain nombre d’informations (i.e., réponse au test de connaissance, recommandations pour faire face aux inondations et aux canicules). Enfin, nous les informions d’évènements organisés par la MRN autour de la thématique des risques climatiques liés au territoire.

Données et méthodes

En cohérence avec certains éléments issus des entretiens, ainsi qu’avec la littérature sur les antécédents de la perception des risques, nous avons sélectionnés en ensemble de variables à mesurer. Nous reportons ci-après les outils de mesures qui ont été utilisés. Sauf mention contraire, toutes les mesures utilisées proposent aux participants de se positionner sur une échelle de Likert en 7 points (allant de 1 à 7).

Perception des risques climatiques

Afin de « capter » les représentations climatiques des risques, nous avons utilisé 4 mesures différentes. D’abord, nous avons demandé aux participants de hiérarchiser 5 ensembles de risques pour le territoire de la MRN (i.e., risques technologiques, risques climatiques, risques environnementaux, risques sociaux, risques sanitaires). Pour ce faire, 100 points leur étaient attribués. Ils pouvaient ainsi les répartir entre les différents risques susnommés selon la consigne suivante : “selon vous, quels sont les risques les plus préoccupants pour les riverains et usagers du territoire de la MRN ?“. De cette manière, la hiérarchisation n’était pas forcée puisqu’existe la possibilité de donner 20 points à chaque ensemble de risques.

Puis, nous avons traduit l’index de perception des risques (i.e., risk perception index) de van der Linden (2015). Cette mesure comprend deux dimensions :

  • Le risque pour soi (4 items, dont par exemple « selon vous, quelle est la probabilité que vous subissiez, au cours de votre vie, de graves menaces pour votre santé ou votre bien-être général en raison du changement climatique ? ») ;
  • Le risque pour la société (4 items, dont par exemple « selon vous, quelle est la gravité de la menace que le changement climatique fait peser sur l’environnemental naturel ? »).

 La cohérence interne de l’échelle complète est très satisfaisante (α = .90), ainsi que celle des deux dimensions prises séparément (respectivement .87 et .83).

Enfin, nous avons adapté cette mesure pour évaluer plus précisément la perception des deux risques climatiques majeurs que sont les canicules et les inondations (comprenant crues et ruissellements). Ainsi, les 4 items de l’index de perception des risques mesurant le risque pour soi ont été adaptés. Par exemple, l’item “dans quelle mesure êtes-vous préoccupé.e par le changement climatique” a été transformé en dans quelle mesure êtes-vous préoccupé.e par les canicules et les sécheresses sur la MRN ?” puis “dans quelle mesure êtes-vous préoccupé.e par les inondations sur la MRN ?“. Ces deux mesures adaptées présentent une bonne cohérence interne (α = .89 pour les deux).

Risque comme affect

Pour mesurer l’affect associé au changement climatique, nous avons utilisé l’index holistique d’affect (i.e., holistic affect index) de van der Linden (2015). Cette échelle est composée de 3 items (e.g., “je vois le changement climatique comme quelque chose de…“) permettant de saisir l’intensité de la valence affective des participants au changement climatique sur une échelle allant de 1 (e.g., “très plaisant“) à 7 (e.g., “très déplaisant“). La cohérence interne de la mesure est très satisfaisante (α = .91).

Distance psychologique perçue au changement climatique

La distance psychologique au changement climatique a été mesurée à l’aide de l’échelle de Liberman et Förster (2009). Cette échelle se compose de 4 items, interrogeant les participants sur les 4 dimensions de la distance psychologique (i.e., distance temporelle, spatiale, sociale et incertitude). Les participants se positionnent sur une échelle en 5 points, allant par exemple de 1 “proche de chez moi” à 5 “loin de chez moi“. Ainsi, plus les scores des participants sont élevés, plus la distance psychologique est importante. Cette échelle a déjà été utilisée auprès d’une population française et présentait des qualités psychométriques satisfaisantes (i.e., α = .71, Langlais et al., 2022). Néanmoins dans cette étude, elle présente un indice de cohérence tout juste correct (α = .66). Cela est essentiellement dû à l’item interrogeant la probabilité des conséquences (e.g., effets du changement climatique comme très probables ou très improbables) qui semble se différencier quelque peu des autres items1.

Connaissance du territoire et risques climatiques liés au territoire

Un test de connaissance a été créé pour mesurer la connaissance des participants sur des particularités de territoire de la MRN (5 items dont par exemple “le niveau de la Seine sur la MRN est sous influence maritime, c’est-à-dire influencé par le niveau de la mer et des marées“) ainsi que sur les risques climatiques le concernant (5 items dont par exemple “dans la région Normandie, à horizon 2100, il y aura entre 10 jours et 30 jours de plus de canicule par an, comparé à aujourd’hui“). Ces questions ont été en grande partie inspirées d’éléments dont rendent compte les rapports du GIEC Normand. Les participants été ainsi amené sur se positionner sur des réponses binaires “vrai / faux“. Chaque réponse a été recodée selon qu’elle soit juste ou fausse. Puis un score total de connaissance a été calculé.

Identification sociale au groupe des Normands

Nous avons adapté l’échelle de Sani et al. (2014) en 4 items (e.g., “j’ai le sentiment d’appartenir au groupe des Normand.e.s“, “je me sens semblable aux autres Normand.e.s“). La cohérence interne est très satisfaisante (α = .92).

Valeurs biophiles associées à l’identité normande

Nous avons adapté l’index de valeurs biophiles (i.e., biospheric values index) de van der Linden (2015). Les items de cette échelle sont initialement conçus pour mesurer des valeurs personnelles. Nous avons conservé l’ensemble des items en adaptant l’énoncé au groupe des Normands, de manière à ne plus évaluer des valeurs individuelles mais bien des valeurs associées à une identité sociale normande. Cette mesure en 4 items (e.g., “Respecter la nature est…“, “Protéger l’environnement est…“) permet aux participants de se positionner sur une échelle de Likert en 10 points, allant de -1 (“opposé aux valeurs des Normand.e.s“) à 9 (“Très important pour les Normand.e.s“). A nouveau, la consistance interne est très satisfaisante (α = .91).

Expérience personnelle

La mesure de Xie et al. (2019) a été utilisée. Cette mesure comprend deux éléments. Il est d’abord demandé aux participants si “au cours des 4 dernières années environ” ils ont “personnellement été confronté.e à un phénomène météorologique extrême” (réponse binaire, oui/non). Les participants ayant répondu favorablement étaient alors amenés à préciser la fréquence à laquelle ils ont été confrontés à ces évènements climatiques (i.e., plus fréquemment qu’avant, pareil qu’avant, moins fréquemment qu’avant).

Perception d’efficacité collective

La perception d’efficacité a été mesurée à l’aide de l’échelle utilisée par Xie et al. (2019). Composée initialement de 4 items (e.g., “je crois que les Normands peuvent collectivement agir et réduire les effets négatifs du changement climatique“) auquel les auteurs de l’étude en ont rajouté deux afin d’ajouter des éléments sur la perception d’utilité, au niveau local, des actions d’adaptation (e.g., “je crois que les Normands peuvent collectivement agir pour s’adapter aux conséquences du changement climatique“). La cohérence interne de la mesure est satisfaisante (α = .71).

Intention de venir à des événements en lien avec les risques climatiques

Lors du dernier temps du questionnaire, il était demandé aux participants de nous renseigner sur leurs intentions de se rendre à un des évènements proposés par la MRN.

Présentation de l’échantillon

L’étude a été diffusée aux participants entre septembre et novembre 2023 via les réseaux sociaux, une diffusion de la part de la MRN et des experts ayant participé aux entretiens. L’étude a été réalisée complètement par 255 personnes. Les données de 4 d’entre eux ont été écartées sur la base des critères suivants :

  • réponses non satisfaisantes aux items de vérification attentionnelle (n = 2) ;
  • outliers multivariés (identifiés à l’aide de la distance de Mahalanobis, n = 2).

L’échantillon final est donc constitué de 251 participants (Mâge = 28.5, ET = 12.9) dont 174 s’identifiant en tant que femme (74.7%). Bien que les plus diplômés représentent une petite majorité de l’échantillon, celui-ci reste assez homogène en termes de niveau d’étude : 18% des participants rapportent un niveau d’étude niveau BAC et moins, 23% niveau BAC+2, 28% niveau BAC+3 et 31% niveau BAC+5 et plus. La répartition en termes de classe sociale subjective est également équilibrée avec 24.5% de l’échantillon se rapportant à la classe sociale dominée, 49.8% à la classe moyenne et 25.8% à la classe dominante. Enfin, les scores d’expertise rapportés présentent une variance importante (M = 4.53, ET = 2.48). Dans l’ensemble les participants se considèrent assez peu experts sans pour autant considérer qu’ils n’ont aucune connaissance. Ainsi, 75% des participants ont un score de 6 ou moins et une médiane à 4 (sur une échelle qui, pour rappel, allait jusqu’à 10).

Résultats, analyse et interprétation

Pour une analyse détaillée des résultats se référer à Ray et Codou (2023).

Nous pouvons faire ressortir de cette étude quantitative les éléments suivants :

  • Les risques environnementaux ressortent, pour cet échantillon de résidents de la MRN, comme parmi les risques les plus inquiétants, juste derrière les risques technologiques. En revanche, les risques climatiques semblent être perçus comme moins menaçants ;
  • L’analyse des construits de la perception des risques climatiques soulignent nettement une différence entre la perception globale des risques et la perception des risques particuliers (canicule et sécheresse). En effet les répondants perçoivent et caractérisent davantage la menace au « global » qu’au « particulier ». Ce point est appuyé par une perception des risques pour la société supérieure à celle pour soi. Ces éléments renforcent la mise à distance psychologique (ici spatiale) avec les conséquences du changement climatique. Ce mécanisme psychologique d’autoprotection joue un rôle central dans la perception des risques ;
  • Nous observons peu de différence selon la classe sociale. Les classes sociales plus modestes semblent cependant ressentir davantage la menace liée aux canicules comparativement aux autres catégories sociales. Ce point pourrait être associé aux conditions d’habitabilité et nécessiterait une vigilance particulière compte tenu de la vulnérabilité de ces personnes ;
  • L’association valeurs biophiles et identification au groupe social des Normands est faible et laisse supposer qu’il existe une marge importante de progression pour développer cette association. Ce point nous semble particulièrement important en lien avec la nécessaire territorialisation du visage du changement climatique. Nous y reviendrons ;
  • L’expérience personnelle et les affects sont liés à la perception des risques climatiques. Avoir vécu ou avoir eu connaissance d’un épisode météorologique extrême permet de mieux saisir la menace. Cela est moins net pour les risques d’inondation. Il semble donc que les différents types de risque climatiques ne sont pas appréhendés psychologiquement de la même manière. Les inondations apparaissent moins associées au changement climatique que les canicules par exemple. La mémoire collective normande a pu être marquée historiquement par des épisodes d’inondation et ainsi les normands semblent avoir du mal à poser l’étiquette “conséquence du changement climatique” sur des épisodes d’inondation ;
  • Cette hypothèse est appuyée par le fait que les modèles de prédiction des risques climatiques globaux et de canicules sont en partie similaires, ce qui n’est pas le cas pour le modèle de prédiction des risques d’inondation ;
  • Enfin, nous avons également construit ce questionnaire de sorte à :
    • Informer les répondants sur les conduites à adopter en cas de canicules, sécheresses et/ou d’inondations ;
    • Proposer une sollicitation pour participer à des évènements organisés par la MRN sur la thématique des risques climatiques. Dans une logique d’engagement des répondants, nous supposions que le fait d’avoir répondu à l’ensemble des questions précédentes favoriserait l’acceptation d’assister à des évènements futurs en lien avec la thématique de l’enquête. Des indicateurs de présence seront proposés aux visiteurs du pavillon des transitions notamment pour évaluer la part des visiteurs ayant répondu à cette présente enquête. En l’état, nous pouvons signaler que l’intention d’assister à ces évènements est associée à l’âge, la conscience des risques climatiques (particulièrement des inondations), l’expertise auto-rapportée et la croyance d’une efficacité collective réelle des solutions en vue d’atténuer les conséquences du changement climatique.

8 éléments importants peuvent être extraits de ces deux études et de la littérature scientifique :

  1. L’importance de rendre disponibles des représentations concrètes, locales, territorialisées du changement climatique. Dans cette idée, il semble important d’aider les personnes à créer des associations entre le changement climatique et l’occurrence des canicules, sécheresses et inondations sur le territoire. Cela semble particulièrement plus crucial pour les inondations qui ont l’air de fonctionner plus “en marge” de la représentation des conséquences du changement climatique que les canicules et les sécheresses ;
  2. En complément de ces éléments, qui viennent en somme parler de la nécessité de réduire des composantes hypothétiques et géographiquement distantes de la représentation du changement climatique, il semble crucial d’actualiser la représentation du changement climatique. Il s’agit donc de donner à voir les conséquences du changement climatique comme déjà existantes. Autrement dit, l’enjeu est de sortir d’une perceptive prévisionniste et d’ancrer le discours dans le passé (i.e., ce qui s’est déjà passé, par exemple en termes de perte de biodiversité), dans le présent et dans un futur proche. En effet, il est probable que les prévisions à 2050 ou 2100 facilitent grandement la construction de représentation hypothétique et temporellement lointaine ;
  3. Les présents résultats et la littérature démontrent l’enjeu existant autour de l’efficacité perçue. S’appuyer sur des récits qui cadrent les actions individuelles comme contribuant ou appartenant à un mouvement collectif plus large pourraient permettre de dépasser la démobilisation associée à la perception d’impuissance individuelle. Cela s’inscrit aussi dans une littérature actuelle qui souligne que les personnes semblent percevoir (à juste titre) le caractère peu plausible des messages visant à renforcer la perception d’efficacité individuelle (Hornsey et al., 2021). L’enjeu est donc de donner à voir des dynamiques collectives en lieu et place de messages centrés sur des enjeux individuels. Autrement dit, il s’agit de subsumer les actions individuelles à l’intérieur d’un mouvement collectif. En cohérence avec ces éléments, il semblerait bénéfique d’ancrer davantage l’identité normande dans des valeurs biophiles. En effet, le groupe des Normands est assez faiblement associé à ces valeurs. Cela laisse supposer qu’il existe une marge importante de progression pour développer cette composante de l’identité normande.
  4. En outre, il semble exister une focalisation importante, au moins visible dans le discours des experts, autour de la nécessité de l’information et de la sensibilisation. Or, la littérature et a fortiori les résultats de ce travail rendent compte de la faible importance de l’information objective « pure ». En effet, les scores de connaissances n’apparaissent pas associés aux différents scores de perception des risques. S’il reste possible que la mesure ne capture pas tout à fait ce que nous souhaitions mesurer, notons que le niveau auto-rapporté d’expertise possède également peu de pouvoir prédictif. En revanche, les aspects davantage subjectifs et expérientiels comme le vécu affectif ou la distance psychologique et, de manière un peu moins consistante, l’expérience personnelle, possèdent quant à eux une réelle puissance explicative de la perception des risques. Ainsi, il s’agirait de penser des modes de transmission de l’information qui s’appuieraient autant sur l’expérience subjective des personnes que sur la réalité objective de la menace. 2 types de modes de communication peuvent être mobilisés pour faire face à ce défi (pour des exemples appliqués, voir le rapport complet ; Ray & Codou, 2023) :
    • La communication engageante : ce type de communication vise à pallier les limites de stratégies de communication exclusivement basée sur la persuasion (i.e., information visant à convaincre). Elle se conçoit comme une manière d’impliquer personnellement l’auditeur. En somme, la communication engageante vise à conférer le statut d’acteur à l’audience cible (par opposition à un statut de simple récepteur) ;
    • La communication visuelle et narrative : ces formats de communication visent à rendre les informations sur le changement climatique plus pertinentes sur le plan personnel. Plus “impactants“, ils ont tous l’avantage de faire appel aux affects, élément qui est très fréquemment présent dans les recommandations de la littérature actuelle et cohérents avec les résultats de ce travail. À titre d’exemple, Jones et al. (2017) ont montré la pertinence de concevoir des interventions qui réduisent la distance psychologique en donnant à voir, à travers des contenus visuels, les conséquences actuelles (i.e., réduction de la distance temporelle) du changement climatique et à niveau local (i.e., réduction de la distance spatiale). Dans la même lignée, des travaux récents défendent l’intérêt de l’image et/ou de la “fiction climatique” comme outil de communication (e.g., Rong, 2023 ; voir aussi Hornsey et al., 2021) ou encore démontrent de l’intérêt de la réalité virtuelle dans l’éducation à l’environnement et aux risques (Queiroz et al., 2023).
  5. Les personnes précaires, représentées dans l’étude quantitative par les participants se rapportant à une classe sociale modeste, rapportent davantage de perceptions des risques de canicules. Cela est probablement à mettre en lien avec les conditions d’habitats de ces personnes, qui les rendent plus vulnérables à souffrir des fortes chaleurs. Compte tenu de la faible participation des personnes précaires au changement climatique (OXFAM, 2023), l’enjeu pour cette frange de population est davantage l’adoption des comportements d’adaptation et de mise en sécurité que l’adoption des comportements d’atténuation. Ces comportements visés gagneraient vraisemblablement à être cadrés en termes de gain qu’en termes de perte. D’abord, parce qu’il est admis que l’être humain présente une aversion à la perte et d’autant plus, car ces personnes peuvent percevoir une déprivation relative importante, et donc être moins encline à devoir produire davantage d’efforts ou à se soumettre à davantage de contraintes. Nous recommandons ainsi des messages centrés sur les gains en termes de qualité de vie et de santé plutôt que sur les risques qui seraient évités par les comportements visés. L’importance des discours centrés sur les gains est d’ailleurs ressortie des entretiens.
  6. Le discours expert fait apparaître, parmi nombre d’éléments, l’absolue nécessité de prendre en compte l’interdépendance entre les différents types de risques. Néanmoins, ils décrivent des pratiques encore très sillotées. Ce fait nous évoque 2 éléments. D’abord, les experts ont, pour la plupart, une culture scientifique verticale. Les normes et pratiques de la recherche sont encore très monodisciplinaires. La question de la formation des étudiants, dont certains seront les experts de demain, apparait donc comme centrale avec la nécessité d’inscrire très tôt dans le parcours de formation des approches pluri et interdisciplinaires. En outre, et sans attendre la prochaine génération d’experts, il apparait nécessaire de penser et de mettre en place des espaces de travail interdisciplinaires, sur le modèle de la plateforme multirisque mise en place à l’Université de Rouen Normandie ;
  7. Par ailleurs, il ressort des résultats que, pour les non-experts, l’interdépendance des risques est peu conceptualisée. Or, il serait possible de s’appuyer sur les perceptions pré-existantes des risques sur le territoire pour y “greffer” la perception d’autres risques (e.g., environnementaux, climatiques). Les résultats de ce travail, ainsi que des précédents rapports (e.g., Daudé & Grancher, 2022), montrent que les risques climatiques sont jugés comme bien moins préoccupants pour le territoire que les risques industriels. Dès lors, il pourrait être judicieux de s’appuyer sur la représentation existante des risques industriels, qui semble elle bien installée, pour y associer, dans une perspective multirisque, la perception des risques climatiques. Ce point de recommandation est également défendu dans les rapports de Grancher et al. (2022) et de Lenel et Sénant (2022), qui font mention de la nécessité d’articuler risques naturels et industriels.
  8. Enfin, la perception des risques de feu de forêt est extrêmement peu présente dans le discours non-experts. Quand ils ont été cités, les risques d’incendie étaient associés à une distance psychologique forte (i.e., le sud est concerné, pas nous). Or, sur un territoire comme la Seine-Maritime comportant près de 20 % de forêt, ce risque va augmenter et ce d’autant plus dans un contexte où la culture locale du risque n’inclue que peu la représentation de l’incendie. Ainsi, il semble nécessaire que la culture locale s’ajuste à cette nouvelle configuration des risques, c’est-à-dire parvienne à faire exister cette perception chez les habitants de la MRN tout en fournissant les comportements de prévention adéquats.

Conclusion et perspectives

En somme, et bien que ces résultats nécessitent d’être consolidés par d’autres études, l’ensemble de ces éléments confirme la nécessité de développer une culture du risque plurielle sur le territoire. Celle-ci devrait intégrer, ou même prendre comme point de départ, les représentations que les personnes se font du changement climatique. Il nous apparait donc primordial de développer une connaissance locale des conséquences liées au changement climatique. Ce registre de connaissance pourrait s’appuyer à la fois sur une dimension identitaire (e.g., être normand.e) et également sur un sentiment d’attachement à un lieu ou à un territoire. Cette territorialisation du visage du changement climatique, que nous recommandons fortement, permettrait également de faciliter l’émergence de connexions psychologiques entre des expériences personnelles (e.g., avoir subi une inondation) et les conséquences du changement climatique, contextualisées au sein de l’anthropocène. Les missions d’éducation à l’environnement, tant au niveau scolaire qu’au niveau professionnel, l’exemplarité des hiérarchies économiques et politiques, et le rôle des artistes pour dépeindre et permettre de se projeter vers un avenir désirable sont autant de prérequis au développement de cette culture des risques climatiques répondant aux besoins d’atténuation et surtout d’adaptation.

Bibliographie (non exhaustive)

Z. Babutsidze & A. Chai, 2018. Look at me Saving the Planet! The imitation of visible green-behaviour and its impacts on the Climate Value-Action Gap. Ecological Economics, 146, 290-303. DOI : http://doi.org/10.1016/j.ecolecon.2017.10.017

M. Bonaiuto, S. Alves, S. De Dominicis & I. Petruccelli, 2016. Place attachment and natural hazard risk: Research review and agenda. Journal of Environmental Psychology, 48, 33-53. DOI : http://dx.doi.org/10.1016/j.jenvp.2016.07.007

C. Chadenas, M. Chotard, O. Navarro, R. Kerguillec, M. Robin & M. Juigner, 2022. Coastal Erosion Risk: Population Adaptation to Climate Change. A Case Study of the Pays de la Loire Coastline. Weather, Climate and Society, 1-19. DOI : https://doi.org/10.1175/WCAS-D-22-0011.1

E. Daudé & D. Grancher, 2022. Culture(s) du risque industriel dans la MRN. Rapport de Synthèse, Idees Normandie Université, Laboratoire de Géographie Physique

D. Grancher, E. Daudé & M. Delamre, 2022. Attentes de la population et opportunités de la mise en place d’une convention riveraine sur les nuisances et les risques industriels dans la Métropole de Rouen Normandie. Rapport de Synthèse, Idees Normandie Université, Laboratoire de Géographie Physique

M. Hornsey, C. Chapman & D. Oelrichs, 2021. Why it is so hard to teach people they can make a difference: climate change efficacy as a non-analytic form of reasoning. Thinking & Reasonning, 2-18. DOI : https://doi.org/10.1080/13546783.2021.1893222

C. Jones, D. Hine & A. Marks, 2017. The Future is Now: Reducing Psychological Distance to Increase Public Engagement with Climate Change. Risk Analysis, 37, 2. DOI : http://doi.org/10.1111/risa.12601

C. Langlais, C. Demarque, M. Mauduy, O. Cantat & C. Sénémeaud, 2022. « A combien de kilomètres et d’années de moi ? » Vers une nouvelle méthode pour proximiser le changement climatique. Communication. Crises climatiques, crises sociales, ARPEnv, Aix Marseille Université

P. Lenel & M. Sénant, 2022. « On préfère ne pas y penser » : rapport au risque et aux nuisances des habitants de la Métropole de Rouen. Rapport final, Institut pour une Culture de Sécurité Industrielle

N. Liberman & J. Förster, 2009. Distancing from experienced self: how global-versus-local perception affects estimation of psychological distance. Journal of Personality and Social Psychology, 97, 2, 203–216. DOI : https://doi.org/10.1037/a0015671

Oxfam, 2023. Inégalités climatiques : les 1% les plus riches émettent autant de CO2 que deux tiers de l’humanité. Communiqué de Presse. https://www.oxfamfrance.org/communiques-de-presse/inegalites-climatiques-les-1-les-plus-riches-emettent-autant-de-co2-que-deux-tiers-de-lhumanite/#:~:text=Les%201%25%20les%20plus%20riches%20(77%20millions%20de%20personnes),la%20moiti%C3%A9%20des%20%C3%A9missions%20mondiales

A. Queiroz, G. Fauville, A. Abeles, A. Levett & J. Bailenson, 2023. The Efficacy of Virtual Reality in Climate Change Education Increased with Amount of Body Movement and Message Specificity. Sustainability, 15, 7, 5814. DOI : https://doi.org/10.3390/su15075814

F.-A. Ray & O. Codou, 2023. Perception et maîtrise des risques climatiques dans la Métropole Rouen Normandie: éclairage psychosocial. Metropole de Rouen-Normandie

M. Rong, 2023. Climate Fiction: A Promising way of Communicating Climate Change with the General Public. Studies in Social Science & Humanities, 2, 2. DOI : https://doi.org/10.56397/SSSH.2023.02.04

S. van der Linden, 2015. The socio-psychological determinants of climate change risk perceptions: Towards a comprehensive model. Journal of Environmental Psychology,  41, 112-124. DOI : https://doi.org/10.1016/j.jenvp.2014.11.012

S. Wang, Z. Leviston, M. Hurlstone, C. Lawrence & I. Walker, 2018. Emotions predict policy support: Why it matters how people feel about climate change. Global Environmental Change, 50, 25-40. DOI : https://doi.org/10.1016/j.gloenvcha.2018.03.002

B. Xie, M. Brewer, B. Hayes, R. McDonald & B. Newell, 2019. Predicting climate change risk perception and willingness to act. Journal of Environmental Psychology, 65. DOI : http://doi.org/10.1016/j.jenvp.2019.101331


  1. Afin de prendre cela en compte nous avons, à chaque fois que cela était pertinent, comparé les variations de résultats en utilisant le score total vs. les items de l’échelle. ↩︎